Par Lamia El Aaraje
Eté 1963, Mohamed a 26 ans. Il vit aujourd’hui avec sa femme et leur fils dans un bidonville de Rabat. Nouveaux « quartiers » développés dans la ville du fait de l’exode rural massif, les conditions de vie sont dures : il n’y a pas d’électricité, pas d’eau courante et l’hygiène laisse à désirer dans ces cagibis de tôle et de composites récupérés, où s’entassent des familles entières, des grands parents aux petits-enfants. Mais l’espoir d’une vie meilleure a amené Mohamed et Fatima à quitter leur campagne profonde pour la ville. L’espoir d’une possibilité de scolariser leurs enfants, de se soigner correctement, de jouir de la technologie et de conditions de vie décentes les a poussés à partir de leur village natal pour la capitale, écrin de toutes les espérances.
Ce même espoir a poussé Mohamed à partir en France, en dépit des
réticences de Fatima, lorsque la France et le Maroc (fraîchement indépendant)
ont signé des accords d’immigration en 1963. Il ne se souvient pas exactement
de son départ… Simplement les larmes de sa femme et de son fils qui avait 2 ans
à l’époque, ainsi que de leur courage et leur détermination à vouloir s’en
sortir. Il revoit dans sa tête les images de son pays qui s’éloigne dans le
sillage du bateau, parti de Tanger et qui l’amène vers sa nouvelle destinée :
l’exil. Mohamed se souvient de ses premiers jours de travail en France :
mars 1964, dans le bâtiment. Il n’y connaissait rien mais bon, comme tous les
gars, il apprend sur le tas. On lui demande de porter des sacs, décharger des
matériaux, déplacer des charges, bref, on lui demande surtout de faire ce qu’on
lui ordonne. La France a besoin de main d’œuvre et lui a besoin de travailler.
La barrière de la langue est un peu dure, mais il apprend doucement et est persuadé
que d’ici quelques temps, il pourra entreprendre les démarches pour faire venir
Fatima et Kamil, son fils. Ils lui manquent. Certes ça ne fait pas longtemps
qu’il est parti mais il se surprend parfois à repenser à ses montagnes de
l’Atlas où il a grandi, aux espaces à perte de vue et à sa mère, qui le portait
sur la hanche quand elle allait laver le linge dans le oued, quelques
kilomètres plus loin que leur maison. Il se souvient de ce jour d’Aïd el Adha
(fête du mouton) où il a aidé son père pour la première fois à égorger le
mouton. Ce jour-là, il était devenu grand. D’ailleurs, c’est bientôt la fête du
mouton en France, mais cette année, il la fêtera seul… comme toutes les années
qui suivirent d’ailleurs. Il ne la fêtera pas.
Les démarches administratives sont compliquées en France, il ne comprend
pas tout ce qu’on lui demande, ni ce qu’on ne lui demande pas d’ailleurs. Les
gens le regardent bizarrement, parfois même méchamment. Il ne comprend pas ce
qu’il a fait de mal. Il travaille, paie ses impôts, ne réclame rien, du moins,
pas grand-chose si ce n’est de pouvoir amener sa famille à ses côtés. Il a
cumulé périodes de chômage et de travail, parfois pas déclarées mais il était
bien obligé : sans salaire, impossible d’envoyer de l’argent à Fatima pour
nourrir la famille.
1980… Cela fait déjà 17 ans qu’il vit en France et ni Fatima, ni Kamil n’ont pu le rejoindre. Ni Mouna, ni Nizzar d’ailleurs, les petits derniers venus agrandir la famille et qu’il peut serrer dans ses bras les quelques fois où il a pu retourner dans son pays. Ils ne le reconnaissent pas. Il aime bien se souvenir de son pays. Il y est bien obligé de toute façon, puisque beaucoup de gens, en France, lui expliquent qu’il n’est pas ici chez lui. Durant ces 17 années écoulées, sa mère est décédée. Ce fut dur, ce fut même le moment le plus difficile pour lui : sa mère est morte et il n’a même pas pu lui dire au revoir ; il n’a même pas pu assister à son enterrement.
Aujourd’hui, Mohamed a 68 ans. Il a une femme et trois enfants, qu’il n’a quasiment pas connus. Mohamed s’est toujours vu refuser le regroupement familial et la nationalité française. Il habite dans un foyer de travailleurs migrants au nord-est de Paris. Il est arrivé en France il y a 42 ans. Il a travaillé longtemps dans le bâtiment et est dorénavant à la retraite. Mohamed s’exprime mal en français. Il est physiquement « cassé » et fait beaucoup plus vieux que son âge. Il touche le minimum vieillesse, soit 787,26 euros par mois. Il continue d’envoyer un pécule mensuel à sa femme, même si les enfants se débrouillent maintenant. Mohamed retourne au pays « quand ça va », si possible au moins une fois par an. Mais c’est compliqué d’y rester longtemps, sinon, il se fait contrôler et perd le bénéfice des aides auxquelles il a droit, soi-disant qu’il vole l’Etat français en fraudant. La réalité, c’est qu’il cherche simplement à retourner parmi les siens, surtout au vu de son état de santé. Il aimerait bien mourir dans son pays.
Il souffre de problèmes respiratoires, conduisant parfois à des crises aigües. Son voisin de chambre supporte mal la cohabitation pour cette raison. Mohamed a été hospitalisé d’urgence deux fois dans les six mois précédents, pour des périodes de plusieurs semaines. L’hôpital a dit qu’il aurait besoin d’aide chez lui et d’une prise en charge mais tout le monde est débordé : le gestionnaire du foyer a trop de pensionnaires, l’infirmière trop de demandes, l’assistante sociale trop de dossiers et Mohamed est perdu au milieu de tous ces gens qu’il ne comprend pas bien. Il est donc retourné dans son foyer, seul, jusqu’à la prochaine hospitalisation.
Mohamed a 69 ans, il est allongé sur son lit et n’arrive plus à respirer correctement. Il ne peut pas se lever. De toute façon, il n’en a pas la force. Il se sent décliner et dans sa tête, défilent des images de ses montagnes, ses chères montagnes de l’Atlas, qui se découpent bleutées dans le crépuscule de son village natal. La seule chose qu’il espère, c’est de pouvoir être enterré dans son pays, selon le rite musulman. Mais il n’est pas sûr que ce sera le cas, un rapatriement coûte cher. De toute façon, qui va prévenir Fatima ?
Cette histoire romancée se veut un condensé du vécu des quelques dizaines de milliers de migrants âgés originaires du Maghreb et qui ont rejoint la France, demandeuse de main d’œuvre dans les années 60. Après avoir travaillé dans des postes à pénibilité accrue, cotisé, participé au redressement du pays, subi la discrimination, le racisme, l’exil, la séparation, ces migrants se retrouvent à l’âge de la retraite dans des situations sanitaires et sociales déplorables. Il est urgent d’agir. Une mission parlementaire doit rendre un rapport sur le sujet début juillet. Après le constat et la réflexion, espérons que des mesures concrètes vont permettre d’apporter des solutions à une population en déclin, à qui la France doit tant.
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