A l'heure où nous écrivons, le peuple tunisien va vivre un moment historique avec la découverte de la version finale de la constitution. C'est un moment important car si le texte est adopté, il fixera pour longtemps les termes d'une Tunisie que tout le monde souhaite démocratique, laïque et pluraliste.
Tout cela se déroule dans un contexte extrêmement difficile : sur fond de crise, les partis au pouvoir se trouvent confrontés à l’impatience de la population, exacerbée par une situation économique et sociale complexe. Les attentes sont telles qu’un échec ou un recul ne feront que conforter un repli identitaire dont les premiers balbutiements se font sentir et dont les principaux bénéficiaires ne seront que les intégristes religieux.
Cette impatience de voir la Tunisie terminer avec succès sa révolution se fait aussi sentir de ce côté-ci de la Méditerranée où plusieurs militants socialistes, confortablement installés, commentent une révolution qu'ils peuvent parfois visiter sans toutefois prendre le temps d'apprendre. En bons héritiers néo-colonialistes soucieux d’exporter un modèle démocratique qu’ils n’ont en rien construit, ils ne peuvent s’empêcher de donner des leçons.
Lors du Forum social de Tunis en mars dernier, la délégation officielle du Parti socialiste a rencontré plusieurs formations de gauche et bien sûr son parti frère, Ettakatol dont le président, Mustafa Ben Jaafar est aussi le président de l'Assemblée constituante.
La gauche tunisienne est très diverse. Elle remonte à loin. Du Néo-Destour de Bourguiba au RCD de Ben Ali, des courants socialistes, communistes, maoïstes, représentés aussi dans le mouvement syndical, il y a un air que l'on connaît bien en France : décomposition et recomposition alors qu'une révolution laisse rarement les partis intacts. Ettakatol est d'ailleurs le seul parti prérévolutionnaire à avoir, non sans mal, survécu, car en adoptant une orientation social-démocrate, il a su comprendre que la mutation que la Tunisie devait connaître, prendrait du temps et que pour s'y atteler, il fallait accepter le prix de l'impatience et de l'ingratitude.
Dans une révolution démocratique, tout ne se passe pas comme prévu, les appareils politiques sont submergés, dépassés par les événements.
Le principe même d’une révolution est de construire de nouveaux outils, d’apporter de nouvelles réponses à une situation en pleine mutation fondamentale. Le temps de la construction n’est pas celui de l’héritage.
Il est vrai qu'il fut tellement aisé de se plonger à coups de clic dans la révolution tunisienne, qu'on peut croire tout savoir de ce qui s'est passé depuis janvier 2011.
Jusqu'ici, certains avaient été troublés par les départs de parlementaires ou de militants des rangs d'Ettakatol. Appuyé sur une propagande bien relayée en France, au lieu d'interroger le Parti socialiste sur les raisons de son alliance, ils ont préféré écouter la voix des dissidents en leur donnant un crédit qu'ils refusent d'emblée aussi bien au PS qu'à la formation de Ben Jaafar. Curieuse manière d'exercer un sens critique ; surtout lorsque l’on considère que la démocratie telle qu’elle existe en France doit s’exporter, au nom de l’humanisme et du progressisme, dans ces pays à l’histoire tellement proche de celle de notre pays.
Il fut un temps où le RCD était membre de l'Internationale socialiste malgré les sérieuses réserves des socialistes français et où ils furent les seuls à trouver un partenaire de gauche démocratique pouvant incarner une voie pour la Tunisie. Ettakatol n'a pas pu ou voulu incarner le rassemblement de toute la gauche tunisienne, d'ailleurs le voulait-elle ? Pas sûr...
Ces camarades français plaquent sur la situation tunisienne le type de raisonnement que les militants du Parti de gauche appliquent à la situation française.
Quoiqu'on pense d'Ennahda et des autres forces présentes dans l'Assemblée constituante, ils n'ont pas pris le pouvoir par la force, mais par les urnes. C’est à ce niveau que la méconnaissance totale des pays du Maghreb en général, et de la Tunisie en particulier se fait sentir chez les défenseurs d’une démocratie plagiée à tout prix. Les électeurs tunisiens ont choisi. Ennahda est un parti islamiste, mais qui bute sur la réalité d'une société tunisienne qui ne veut pas de la charia. Il est donc tiraillé par des tensions internes entre un courant radical et un courant réaliste. Ses dirigeants savent qu'une hypothétique république islamique ne serait possible que sur un monceau de cadavres... Et encore. Ceci explique en partie l'émergence de courants encore plus radicaux, mais aujourd'hui groupusculaires. L’implantation d’Ennahda est le fruit de trente années de quadrillage du pays village par village. Les exclure du jeu politique conduirait à une bipolarisation dont visiblement tout le monde se méfie car cela ne serait pas à l’avantage des démocrates. On a compris qu'un courant islamiste représentait un danger pour la démocratie et la crise qui vient de survenir en Turquie invalide la thèse du modèle AKP qui a atteint ses limites.
Les forces politiques qui dans la gauche tunisienne veulent supplanter Ettakatol ont besoin pour cela, du soutien et de la naïveté de socialistes français pour faire illusion sur leur popularité hors de Tunisie. Et ils sont nombreux les lobbyistes à l'œuvre. Pourtant, c’est un risque car ces forces sont en mutation permanente. Ex-communistes, anciens maoïstes, transfuges des divers courants socialistes, ils déploient autant d’énergie à combattre le courant social-démocrate qu’à contribuer au rassemblement de la gauche laïque pour bâtir une alternative crédible aux barbus. Si Ettakatol n’a pas le monopole de la gauche et n’y prétend pas, ça vaut aussi pour d’autres forces. Il faudrait aussi apporter les preuves de la faillite ou de la déviance idéologique du parti de Ben Jaafar. Citations à l'appui.
Il ne suffit pas de jouer les entremetteurs ou les commentateurs dans une situation qui nous dépasse, et encore moins de donner cette image désastreuse de donneurs de leçon à des dirigeants politiques qui ont certainement, au vu de leur histoire, plus à nous apprendre que le contraire...
L'adoption définitive du texte de la Constitution requiert l'appui des deux tiers des députés de l'Assemblée constituante qui compte 89 députés pour Ennahda, sur un total de 217 députés.
Les faits sont d'autant plus têtus quand ils sont connus.
Dans la gauche laïque tunisienne, Ben Jaafar n'a jamais cédé aux pressions du régime ni passé le moindre accord avec Ben Ali. A l'inverse d'autres partis, Ettakatol n'a jamais intégré d'anciens cadres du RCD comme c'est le cas pour Nida Tounès qui surfe logiquement sur la vague anti Ennahda. Pour se construire, ce parti n'hésite ni à recycler les anciens benalistes, ni à nouer des liens avec la droite européenne.
Depuis la révolution, à chaque fois qu'un dirigeant socialiste français s'est rendu dans ce pays, il a rencontré les principaux responsables de la gauche tunisienne. De même, lorsque ceux-ci viennent en France, le PS n'a pas de problème à les recevoir.
Il n'est jamais très convenable de faire la leçon à des pays dont on ne peut pas dire que la France a combattu des origines à la fin avec la dernière des énergies, le régime autoritaire au pouvoir.
Le Parti socialiste construit ses relations et ses partenariats avec les autres formations dans les pays amis non sur la base des sondages ou des performances électorales, mais sur l'orientation politique. Si avec le PSE, le moment est celui de la quête d'une "voie social-démocrate" dans le monde arabe, chacun mesure bien que cela n'est possible que si on accepte de ne pas plaquer une représentation politique européenne sur une réalité arabe. En général, c'est ce genre de raisonnement qui a conduit à bien des erreurs quand ce ne fut pas de l'aveuglement pur et simple.
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